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mardi, 26 juin 2018

La banalité du mal : comment l’homme peut devenir un monstre

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Guerres, idéologies meurtrières, pression de l’autorité : toute situation de mise à l’épreuve entraîne des choix. Terrifiants pour certains qui se transforment en « salauds », courageux pour d’autres qui parviennent à rester intègres. Si les figures du héros et du bourreau évoluent au fil des siècles, elles ne cessent de nous renvoyer à nous-mêmes. Et nous enseignent de ne jamais cesser de penser.

 

philip zimbardo,stanley milgram,primo levi,francis hutcheson,franz stangl,le comptoir,sylvain métafiot,michel terestchenko,un si fragile vernis d’humanité,la banalité du mal,comment l’homme peut devenir un monstreComment comprendre cette facilité des hommes à entrer dans des processus de violence extrêmes ? Nombre de raisons permettent d’éclairer ces conduites de destructivité. Parmi celles-ci, la soumission à l’autorité (du moins lorsqu’elle est revêtue d’une légitimité qui conduit à l’obéissance et à la docilité) ; le poids de l’idéologie qui déshumanise les individus ; la mise en place d’institutions (tels les camps de concentration) où les inhibitions morales sont d’autant plus aisément levées que certains sont placés dans des fonctions qui leur attribuent tout pouvoir sur les autres. Mais ces facteurs qui tiennent aux circonstances ou à l’environnement ne peuvent opérer de façon funeste que si les individus se laissent prendre par la contrainte exercée sur eux, quoiqu’ils n’en soient pas conscients, c’est-à-dire s’ils renoncent à la conscience de leur responsabilité personnelle.

 

À cet effet, le philosophe Michel Terestchenko, dans son essai Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, propose de penser les conduites humaines face au mal selon un nouveau paradigme, celui de l’absence à soi ou de la présence à soi. Ce modèle a pour but premier de dépasser l’opposition traditionnelle égoïsme/altruisme, qui ne permet pas d’appréhender au plus près les conduites humaines de destructivité, pas plus que celles de secours (du moins si l’on donne à la notion d’altruisme le sens d’une action en faveur des autres, gratuite et désintéressée).

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lundi, 11 juin 2018

Produits douteux : La Fabrique des héros

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Le héros est fabriqué : étymologiquement, c’est un personnage mythologique, un demi-dieu du paganisme gréco-romain. Sa construction peut être organisée pour servir des objectifs peu glorieux et son culte répond parfois à des fins manipulatrices et meurtrières.

 

L’accession au statut de héros, imaginaire ou réel, s’accomplit à travers un processus analysé dans La Fabrique des héros par une poignée de chercheurs, qui décryptent notamment « la fabrication du héros national en tant qu’il n’est jamais simplement donné par l’histoire, mais construit, à la fois culturellement et socialement, sa figure pouvant varier selon les périodes historiques et les contextes politiques ». Et de citer une kyrielle de personnages peu recommandables, de Franco à Mussolini, en passant par Hitler, Staline et bien d’autres. Car les totalitarismes cultivent les héros, le chef au premier plan, mais pas seulement : des personnages historiques récupérés et des nouvelles figures archétypales incarnant les valeurs du régime. Leur culte vise à unifier la nation : « Les héros nationaux, dont l’image est susceptible de manipulations ou de reconstructions circonstancielles, se prêtent tout particulièrement à l’exploitation nationaliste des sentiments d’appartenance collective ». Dans les systèmes totalitaires, les héros « sont la projection de l’Un – État, masses, parti, homme nouveau –, l’incarnation du fantasme générateur de la société nouvelle ». C’est aussi le culte des morts de la Première Guerre mondiale (pratiqué également par la France pétainiste) qui sert de terreau ou de ciment au régime, fasciste en Italie, nazi en Allemagne et à préparer les masses à la prochaine guerre. Voltaire, en 1735, comparait les héros à des bouchers : « J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que des héros. » Il ressort en effet que le héros est souvent un guerrier, son culte annonçant les futurs massacres menés en son nom. Car la nation réclame “son lot de vies sacrifiées”, le sacrifice étant un critère primordial de l’héroïsation. Ainsi, des criminels de guerre eurent leurs monuments en Autriche ; les héros franquistes sont célébrés en Espagne ; au Japon le sanctuaire de Yasukuni commémore les criminels de guerre condamnés après la Seconde Guerre mondiale, comme ceux qui ont mené des opérations coloniales.

 

Le culte du héros devrait pourtant susciter la défiance. Il permet d’endormir les velléités de rébellion en offrant du prêt-à-penser, détourne l’attention des véritables problèmes, unifie autour de valeurs parfois abjectes, endoctrine, etc. « Malheureux le pays qui a besoin de héros », fait dire à son personnage principal Bertolt Brecht dans sa pièce La vie de Galilée. D’autant que les vrais héros, si l’on peut dire, n’ont pas besoin de statues. La plupart sont des anonymes et le resteront ou, du moins, ne feront pas l’objet d’un culte.

 

Dans nos sociétés démocratiques occidentales modernes, on assiste, décrit l’ouvrage, au « passage du modèle héroïque d’identification collective à l’individualisation et à la banalisation » du héros, plus éphémère (sportifs, stars, personnages emblématiques tels les pompiers, les “humanitaires”…). Dans la civilisation des loisirs et du spectacle, on parlera d’autant plus de héros fabriqué, produit, même s’il nécessite tout de même l’adhésion du public. Le culte a peu ou prou la même fonction : éduquer, édifier, unifier, endormir les protestations – unanimisme et bons sentiments pour éviter les polémiques. En France, les Coluche, Cousteau, abbé Pierre et autre général de Gaulle pratiquement béatifiés sont devenus des figures intouchables, interdites ou presque de critiques, ce qui n’est jamais bon signe. On fabrique des héros à tour de bras, des exemples à suivre, qui tirent les larmes et forcent l’admiration du bon peuple. La télévision en regorge, on n’y compte plus les personnages intègres au grand cœur, positifs à l’extrême, tendance moralisateurs, défendeurs de la veuve et de l’orphelin. Ici le héros n’est pas un salaud, et son culte n’est pas meurtrier. Simplement anesthésiant.

 

Sylvain Métafiot

mercredi, 16 mai 2018

La destruction par le vide : La petite gauloise de Jérôme Leroy

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Ça commence à chauffer drôlement dans la cité des 800, le quartier “difficile” d’une grande ville portuaire de l’Ouest. On pourrait même dire que ça part sacrément en couille, pour reprendre le vocabulaire fleuri des jeunes du lycée professionnel Charles-Tillon, attenant à la cité. Les sirènes hurlent dans la nuit, les portes volent sous les coups de bélier, les voitures s’embrasent, les pierres et les cocktails Molotov fusent. La cause de ce déploiement en force des Robocops de la République ? Une fusillade au bar de l’Amitié qui a laissé sur le carreau deux islamistes armés d’AK-47, un indic camé troué par les balles desdites Kalachs et un flic des Renseignements, le capitaine Mokrane Méguelati, la tête malencontreusement pulvérisée par le fusil à pompe d’un collègue de la Municipale un peu à cran et franchement raciste. Et au milieu de cette fournaise sociale plane un ange, mais un ange déchu, beau et impitoyable comme le diable. Une petite gauloise, jeune, jolie, blonde, cultivée et débordant d’un nihilisme absolu exacerbé par la bassesse des hommes et la laideur du monde. Ce même nihilisme dont Albert Camus avait perçu les rouages mortifères dans son essai L’Homme révolté : « Suicide et meurtre sont ici deux faces d’un même ordre, celui d’une intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d’une condition limitée la noire exaltation où terre et ciel s’anéantissent. »

 

Autant dire que la Fête des voisins, dans la grande ville portuaire de l’Ouest, a un petit goût de poudre et de sang cette année. D’autant que pour compléter cette galerie de personnages couleur cendre, on croisera la route d’un prof de français à la misère sexuelle proprement houellebecquienne, d’une auteur jeunesse en pleine crise de la quarantaine, de terroristes en cavale aux faux airs de Pieds nickelés, d’un vieux facho à la gâchette facile, d’un proviseur shooté aux tranquillisants et d’un Combattant, issu des 800 et revenu de Syrie, dont le désir fou pour le corps d’une jeune fille au bord du gouffre pourrait presque le détourner du jihâd. Mais les manipulations sont légion et les échappatoires illusoires. Et on ne peut que remercier Jérôme Leroy (que nous avions interviewé à l’occasion du festival Quai du Polar 2015) de ne pas céder à l’anxiolytique littéraire en brossant, dans la droite ligne de ces précédents polars, le portrait d’une France où le rouge de la révolte se mêle à l’humour noir, le tout mâtiné de fanatisme vert tendance Daesh (collection printemps-été). Un mélange explosif, concentré dans une plume claire et nerveuse, qui déclenche un souffle ravageur et fantasque du premier mot à la dernière ligne. « Mais que salubre est le vent ! » clamait Rimbaud.

 

Sylvain Métafiot

lundi, 23 avril 2018

Quatre voix capitales : De colère et d’ennui de Thomas Bouchet

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Paris, 1832. Alors que l’insurrection des républicains fait rage et que le choléra s’insinue dans les foyers, quatre femmes sortent des limbes des petites destinées personnelles pour apparaître, chacune à leur manière, sur la scène de la grande Histoire. C’est Adélaïde, la bourgeoise, qui aime correspondre avec son amie et arpenter le jardin des Plantes mais qui redoute les criminels qui rôdent autour du quartier de la rue de la Seine-Saint-Victor autant que la maladie qui fait effraction dans son quotidien convenu. C’est Émilie, militante farouche de la cause saint-simonienne, haranguant les travailleurs dans les cafés, prêchant la parole du Père, se faisant copieusement insultée par les habitués des estaminets de Ménilmontant. C’est Louise, la marchande ambulante, embrigadée (malgré elle ?) sur les barricades aux côtés des républicains, arrêtée à plusieurs reprises par la police, interrogée sans relâche, emprisonnée plusieurs années à Saint-Lazare pour actions subversives. C’est Lucie, enfin, recluse dans un couvent de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, qui jouit intérieurement de sa foi extatique pour le Christ, hallucinant son amour pour Lui, “aidée” en cela par le choléra qui la détruit à petit feu.

 

Historien spécialisé dans la pensée et les pratiques politiques et sociales de la France du XIXe siècle, Thomas Bouchet (que nous avions interviewé à propos de son ouvrage Les Fruits défendus : Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours) s’empare cette fois-ci de la fiction pour relater les bouleversements de l’année 1832. Si le chercheur a parcouru de long en large la monarchie de Juillet pendant des décennies, accumulant un savoir érudit sur cette période charnière de l’histoire de France, l’écrivain se fait fort de donner corps et âme à des personnages qui possèdent les traits de personnalités ayant réellement existé. Comme il l’avoue lui-même : « À bien des égards Adélaïde ressemble à Alphonsine Delaroche épouse Duméril, Émilie à Claire Démar, Louise à Louise Bretagne. » S’appuyant sur une enquête minutieuse des archives de la police, des journaux, des livres et des registres de la morgue, Thomas Bouchet rend plus que vraisemblable les voix de ces quatre femmes qui, bien qu’étant issues de son imagination, révèlent la réalité sensible et tragique de cette époque pleine de révolte et de mélancolie.

 

Sylvain Métafiot

jeudi, 29 mars 2018

Une affaire de femmes : « Ouaga Girls » de Theresa Traore Dahlberg

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Sélectionné au festival Visions du Réel et au festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou, « Ouaga Girls », premier long-métrage de Theresa Traore Dahlberg, suit pas à pas la formation de jeunes Burkinabées dans leur apprentissage de la mécanique automobile. Un choix professionnel osé et ardu dans un pays où – malgré une vague révolutionnaire et démocratique ayant modifié le paysage politique ces dernières années – le patriarcat domine toujours les mentalités. Un documentaire d’un féminisme solaire qui montre que s’émanciper c’est avant tout plonger joyeusement les mains dans le cambouis.

 

Dans un pays où l’agriculture représente 80 % de son économie, la décision d’entamer une carrière dans le secteur professionnel de la mécanique auto n’est pas une sinécure. Faire ce choix en étant une femme redouble l’audace, remettant en cause de sévères préjugés sur leurs capacités à exercer une autre fonction que mère au foyer, coiffeuse ou esthéticienne.

 

Car la condition des femmes au Burkina Faso n’est pas des plus riantes : sous-représentées dans l’enseignement secondaire et supérieur, souffrant d’un analphabétisme élevé, subissant des mariages précoces et forcés. Par ailleurs, les mutilations génitales ont beau être interdites depuis 1996, elles restent encore largement pratiquées. Ajoutons enfin à ce sombre tableau les assauts répétés d’attaques terroristes depuis 2016 (huit militaires tués lors de la dernière en date, du 2 mars dernier) du fait de la proximité du pays avec l’instabilité sahélienne et un indice de développement humain terriblement bas (185e sur 188).

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lundi, 12 mars 2018

Diableries & Petit abécédaire du noir

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Délicieux recueil – à lire aux heures hivernales où les ombres prennent vie – que ce Diableries, établi par les éditions Otrante, regroupant pêle-mêle des contes sur des spectres parfois vengeurs, parfois farceurs, des démons déguisés en mineurs, un ménétrier ensorcelé par une musique infernale, des orgies sataniques, un cortège d’animaux possédés et des pactes méphistophéliques ; des légendes sur des châteaux livrés au sabbat, un manoir bâti par le Diable en personne, un quartier malfamé construit sur un marais fétide et des lutins tapageurs qui font fuir les voyageurs ; des histoires de machinations maladroites, de malentendus cocasses et de tromperies effroyables ; et autres anecdotes des temps passés sur des procès en sorcellerie, des exorcismes qui tournent mal et des cas inexpliqués d’apparitions fantomatiques. En somme, « ces récits fabuleux / Qu’aux lueurs de la lampe au vague effroi propices / Le soir, près du foyer, racontent les nourrices. » (Goethe, Le Roi des Aulnes)

 

On lira également, chez le même éditeur, le Petit abécédaire du noir regroupant une collection anonyme de 21 initiales ornées – tantôt d’un crâne et de deux tibias croisés, tantôt par des anges ou par la mort elle-même – datant du milieu du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, représentant la lettre V, laquelle ouvrait les invitations aux obsèques ou les faire-part de décès (« Vous êtes priés d’assister au Convoi… »). Ces illustrations morbides sont judicieusement agrémentées d’une danse macabre géorgienne dénichée par Henri Cantel (auteur du célèbre poème érotique Amour et priapées) en 1860. Cette ancienne légende de Tiflis raconte la procession, le jour de la fête des Morts, au sommet du plateau aride du monastère de la Sainte-Croix, non loin de l’ancienne capitale de la Géorgie, Mtzkhéta, des trépassés devant le jugement de Satan, trônant devant un brasier immense, vitupérant cette foule sans nombre : « Je frappe, je corromps, ma haine verse à flots / Sur le lâche univers le crime et les sanglots. / Le Christ même n’a pu terrasser mon courage ; / À l’arbre de la croix j’arrache son feuillage, / Qui de fleurs et de fruits couvre l’humanité, / Et je suis encor roi dans mon éternité. » 

 

Sylvain Métafiot

samedi, 24 février 2018

Quand le tourne-disque surchauffe : les tubes face à la censure

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Après avoir tracé une « histoire de nos oreilles » dans « Écoute » (2001) et définit une « éthique de l’espionnage » dans « Sur écoute » (2007), le philosophe et musicologue Peter Szendy nous invite, dans « Tubes : La philosophie dans le juke-box » (2008), à re-connaître ces chansons habituelles, ces « vers d’oreille » que l’on surprend au hasard à la radio ou dans les magasins et qui hantent notre quotidien de façon plus ou moins inconsciente. S’efforçant de donner une « dignité philosophique à un objet aussi banal et singulier », il s’exerce, à la manière de Walter Benjamin analysant les publicités, à penser le tube sous l’égide du principe fondateur de la philosophie : l’étonnement. Balade au cœur de ces airs comme ça, en compagnie d’ « Imagine » de John Lennon, « Georgia in my mind » de Ray Charles, Aretha Franklin ou Serge Gainsbourg.

 

Le chapitre intitulé « Mélodie interdite » mérite à lui seul une attention particulière. Paradoxalement, la censure musicale ne peut s’exercer sur une mélodie, mais sur ses paroles. Et si un genre peut à lui seul être interdit, ces « hymnes intimes au capital » ne peuvent faire l’objet d’aveu.

Les tubes en tant qu’hymnes inavouables

Le Comptoir, Sylvain Métafiot,Quand le tourne-disque surchauffe,les tubes face à la censure,Peter Szendy,La philosophie dans le juke-box,John Lennon,Ray Charles,Aretha Franklin,Serge Gainsbourg,Censurer un tube ? Drôle d’idée. Ces chansons archi-connues ne semblent pas, a priori, être suspectes de messages subversifs, injurieux ou révolutionnaires. La commercialisation à outrance dont elles sont l’objet les poussent davantage à se conformer à une certaine “bien-pensance” globale afin de toucher le plus grand nombre possible dans une logique, non pas de reconnaissance artistique, mais de rentabilité financière. Exit donc les textes provocants ou dérangeants. Et pourtant… Les tubes « évoquent des pensées inavouables, ils représentent ce qu’il vaudrait mieux taire, dans le secret gardé ». Ce qu’illustre parfaitement la chanson de Serge Gainsbourg, Mélodie interdite, interprétée par Jane Birkin : « Il est interdit de passer / Par cette mélodie / Il est interdit de passer / Par cet air-là / Cette mélodie est privée / Strictement interdit danger… / Ce que cette mélodie me rappelle / C’est strictement confidentiel… »

 

Ce tube suggère l’interdit, se prête à la censure mais n’en fait pourtant pas l’objet. Car « la mélodie qui s’autodésigne dans la chanson » n’a aucune raison d’être censuré de par son essence même, étant donné qu’elle n’a pas de “contenu déterminé”. Le texte seul semble être concerné par l’interdiction, que celle-ci soit voulue ou non.

 

De par son titre et son texte, cette Mélodie interdite est emblématique de l’interrogation de la censure que ce soit dans le mécanisme de la psychologie ou dans l’insertion capitaliste qui régissent leur mode de fonctionnement consumériste (on retrouve l’analogie de Walter Benjamin considérant « la censure comme reproduction des mécanismes de refoulement à l’œuvre dans l’inconscient »). Ainsi, malgré leur caractère, à première vue, consensuel, il semblerait que les tubes jouent un numéro d’équilibriste entre l’obsession et l’interdiction, ce qui ne les protègent donc pas de la censure, accroit leur forme désirante, obsessionnelle et leur caractère forcément inavouable.

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mercredi, 31 janvier 2018

Amer béton : « Taste of Cement » de Ziad Kalhtoum

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Lauréat de nombreux prix au sein de festivals internationaux où il fut accueilli avec ferveur, le documentaire « Taste of Cement » raconte le quotidien de travailleurs syriens, immigrés au Liban pour fuir la guerre civile de leur pays, s’affairant sur le chantier d’un gigantesque immeuble de Beyrouth. S’attachant à une mise en scène sensitive, avec un soin tout particulier accordé au son, le réalisateur syrien Ziad Kalhtoum ne sacrifie pas sa sensibilité d’artiste sur l’autel du discours militant, proposant une expérience de cinéma envoûtante sur un sujet pour le moins dramatique.

 

Petit rappel historique. De 1975 à 1990, le Liban a été le théâtre d’une guerre civile interconfessionnelle opposant, dans un premier temps, le Front libanais, à dominante maronite, à l’Organisation de libération de la Palestine, bras armé de la coalition “palestino-progressiste” musulmane. Interviendra par la suite l’armée israélienne (entraînant notamment le massacre des camps de Sabra et Chatila par les milices phalangistes), la coalition internationale, les partis chiites (Amal et Hezbollah) ainsi que des tentatives de cessez-le-feu émis depuis la Syrie. Près de 200 000 civils furent tués et des centaines de milliers d’autres exilés.

 

Vingt-un ans plus tard, la Syrie est elle-même en proie à une guerre civile à la suite de manifestations pacifiques réclamant, dans l’effervescence du Printemps arabe, la fin du régime autoritaire du président Bachar el-Assad. Réprimée dans le sang, la contestation du régime baasiste mute en conflit armé, entraînant dans son sillage une multitude d’acteurs (l’Armée syrienne libre, les brigades islamistes sunnites, le Front al-Nosra, l’État islamique, divers partis Kurdes syriens, les pays du Golfe, le Hezbollah, la Russie, l’Iran, les États-Unis…) et établissant une situation géopolitique d’une complexité inouïe. À ce jour, le nombre de victimes s’élève à plus de 500 000 et six millions de Syriens ont fui leur pays.

 

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mardi, 16 janvier 2018

Satire à vue : Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski

Le Comptoir, Sylvain Métafiot,Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski, Satire à vue,Georg Weerth, Editions RN,Sonnez hautbois, résonnez musettes, faites place à sa seigneurie, le chevalier Schenapahnski ! De ce roman satirique, rédigé au cœur du Printemps des peuples par Georg Weerth (1822-1856), se dégage un humour, une intelligence et une verve tout simplement exquis. Un voyage truculent à travers l’Europe où – des contrées de Silésie aux salons viennois, des champs de bataille espagnols à une île perdue en mer du Nord, du banquet du Gürzenichde de Cologne au parlement de Francfort – la quête de gloire, de femmes et de picaille donnent lieu à des situations aussi absurdes qu’hilarantes. Fameux, le chevalier l’est assurément. Et coureur aussi, joueur, volage, sans oublier querelleur et magouilleur, avec une pointe de friponnerie et d’avidité. Schenapahnski a la prestance d’Errol Flynn, la naïveté de Don Quichotte, la folie de Münchhausen et le charme ineffable de Jean Rochefort. Il séduit les épouses aussi élégamment qu’il les détrousse, mais s’enfuit toujours d’un pas leste quand les maris sortent fleurets et pistolets. À travers les péripéties du chevalier, c’est toute la bonne société du XIXe siècle qui est tournée en dérision, des bourgeois repus aux aristocrates cornus en passant par les généraux ballonnés, les politiciens demeurés et les comtesses ratatinées.

 

Collaborateur de Marx et Engels au sein de la Nouvelle Gazette rhénane où parurent, sous forme de feuilleton entre août 1848 et janvier 1849, les aventures de Shenapahnski, Georg Weerth ne doit sa mince renommée qu’à son poème La Chanson de la faim. Il fut emprisonné trois mois pour avoir “diffamé” le prince Felix Lichnowsky – inspirateur, bien malgré lui, du fieffé chevalier. Satiriste contrarié et révolutionnaire convaincu, Weerth jugeait ses récits moins importants que ceux de Marx, se reprochant d’écrire de « mauvaises plaisanteries pour arracher un sourire falot aux ganaches patriotiques ». La frivolité de sa plume était pourtant trempée dans la plus rouge des indignations : « Et nous en ririons encore si les cadavres des prolétaires de Paris, Vienne et Berlin ne nous ricanaient au nez, de balles criblés, par cet amas rutilant de princes “amis des peuples”, par ces serviles serviteurs et ces dupes de représentants du peuple ; si ne remontaient pas jusqu’à nous les râles des Polonais piétinés, les cris à l’aide des Hongrois torturés et les cris de rage de la Lombardie dévastée par cet écheveau de garanties hypocrites, de mensonges éhontés. »

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Sylvain Métafiot

jeudi, 28 décembre 2017

La croix et le katana : Silence de Martin Scorsese

La croix et le katana

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Dans le Japon du XVIIe siècle, deux prêtres portugais partent à la recherche de leur mentor, un évangéliste réputé qui se serait rendu coupable d’apostasie et mit au service du Shogun. Au flot de bavardages des gangsters auxquels Scorsese nous a habitués – entraînant, dans leur sillage crapuleux, fascination et répulsion – succède une fresque historique sur les limites intimes de la foi. La mise en scène, d’une sobriété abrupte, est à l’avenant : pas de musique ni de mouvements de caméra étourdissants mais de longs dialogues et une attention particulière accordée aux sons de la nature environnante (le chant des grillons et le roulement de la mer de l’Est ont remplacé les Rolling Stones). Seuls les cris de souffrance des chrétiens torturés et certains éclairs de violence viennent troubler le rythme calme de cette épreuve de force spirituelle en terre hostile.

 

C’est presque une banalité de rappeler que quasiment tout le cinéma de Scorsese est marqué du sceau des passions catholiques : la croyance, le péché, la perdition, le pardon… De Bertha Boxcar à Gangs of New-York en passant par À tombeau ouvert et l’inévitable Dernière tentation du Christ, la figure du Crucifié et son cortège de codes moraux est un motif récurrent de l’univers scorsesien. Cette figure divine que les chrétiens persécutés au Japon doivent fouler du pied pour avoir la vie sauve. Au terme d’un périple qui le fera passer du fanatisme au renoncement, le père Rodrigues apprendra ainsi que la pureté n’est pas de ce monde ni le pardon un vain mot.

 

En s’emparant du récit de l’écrivain japonais et chrétien Shûsako Endô, Martin Scorsese noue, en fin de compte, le drame historique de ces apostats jésuites avec ses propres obsessions spirituelles et cinématographiques : la plus grande piété se loge parfois au cœur de la plus grande trahison. Filmer cette dévotion silencieuse équivaut à un acte de rédemption.

 

Sylvain Métafiot